Entendre des voix : à la recherche de sens : Introduction

L’hallucination « prend nécessairement un sens, elle est toujours à propos de quelque chose , elle ne surgit pas isolément mais le plus souvent au sein d’une histoire qui l’englobe… [qui elle-même] est en relation avec la multitude des histoires au sein desquelles se manifestent le sujet et les autres comme agents » (Naudin et Azorin, 2002, p. 137).

Contrairement à ce que l’on croit, le phénomène des hallucinations auditives est assez répandu dans la population générale. On a en effet évalué par de vastes études épidémiologiques qu’entre 5 % et 39 % des personnes interrogées ont entendu des voix au moins une fois dans leur vie2. L’étude de Tien3 a conclu à un pourcentage plus élevé de femmes âgées de moins de 25 ans qui reportaient des hallucinations auditives suggérant, entre autres, des facteurs étiologiques de stress différents de ceux des hommes.

Lorsqu’on s’intéresse à la population atteinte de schizophrénie, cette fréquence est beaucoup plus élevée, soit de 50 % à 80 %4. Le fait  que les caractéristiques physiques des voix (la source, la fréquence, la durée, etc.) ainsi que leur contenu sont très similaires entre la population clinique et la population générale suggère que les hallucinations auditives reposent sur un continuum d’expériences normales, selon Beck et ses collègues (2009). Ce qui les différencie est que les hallucinations auditives psychotiques sont plus négatives, qu’elles sont attribuées de façon plus catégorique à des sources extérieures et que leur contenu est interprété au pied de la lettre5. La différence se situerait surtout sur le plan de l’interprétation du contenu qui provoquerait des réactions affectives plus négatives.

Par ailleurs, les hallucinations, qu’elles soient auditives, visuelles, tactiles ou olfactives, ne sont considérées comme le signe d’une « maladie mentale » que depuis 200 ans. Auparavant, elles étaient interprétées, dans une perspective dualiste, comme les messages d’une intervention divine ou d’une possession démoniaque6. Avec l’avènement de la psychiatrie biologique, les hallucinations sont interprétées exclusivement comme des symptômes d’une maladie mentale et le traitement offert inclut irrémédiablement une médication neuroleptique. Or, une particularité des hallucinations auditives chez les personnes atteintes de schizophrénie est qu’elles sont persistantes malgré la prise de ces médicaments ; ce serait le cas de 25 % à 50 % de ces personnes7.

Entendre des voix : d’une vision psychiatrique à une vision humaniste-expérientielle

C’est à partir de ces constats que des équipes de chercheurs britanniques ont mis au point des interventions psychologiques d’inspiration cognitiviste adaptées aux de personnes atteintes de schizophrénie et réfractaires aux médicaments neuroleptiques. Ces chercheurs ont démontré l’efficacité de l’approche cognitive pour comprendre et traiter les hallucinations auditives et les délires, que cette approche soit individuelle, de groupe ou couplée à des interventions se basant sur la pleine conscience8. Une « révolution silencieuse » de la phénoménologie de la schizophrénie a émergé de ces approches cognitives9. Dans cette foulée, nous assistons à l’essor d’interventions spécifiques aux hallucinations auditives10. Il est en effet primordial de clarifier la nature et l’impact de cette expérience auprès des personnes qui la vivent11. Cette clarification passe par un travail de réinterprétation des hallucinations auditives qui consiste à explorer les perceptions individuelles, les croyances à l’origine de ces hallucinations, à évaluer différentes explications, etc., pour que la personne envisage la possibilité que les voix soient le reflet de ses propres pensées. En reconnaissant par ailleurs que les hallucinations auditives sont la plupart du temps reliées à un trauma, un des objectifs des interventions thérapeutiques d’inspiration cognitiviste et humaniste vise à amener les personnes à comprendre le possible lien entre ce trauma et leurs hallucinations auditives, à y trouver une signification et à changer leur relation avec celles-ci12.

Traditionnellement, dans le domaine de la formation en psychiatrie13, on a découragé les professionnels à s’engager avec les personnes à intervenir sur le contenu des hallucinations auditives et des délires14. On les a mis en garde au sujet d’une possible collusion ou d’une confrontation avec les contenus des pensées des personnes qui pourraient renforcer ces contenus, voire même conduire leurs porteurs jusqu’à la crise psychotique. Dans ce paradigme biomédical, les personnes sont amenées à ignorer leurs voix puisqu’elles seraient exclusivement le signe d’une « maladie mentale ». C’est alors qu’on leur a suggéré des stratégies passives comme se mettre des bouchons dans les oreilles, se distraire de ce contenu ou encore l’ignorer. Ces stratégies de résistance, bien qu’elles puissent apporter un certain soulagement à court terme, contribuent malheureusement au maintien, et même au renforcement des voix négatives et oppressantes. Ne pas parler des voix avec les entendeurs participe du même phénomène, c’est-à-dire que cela contribue à renforcer

le contrôle perçu exercé par les voix sur leur monde psychique et physique15. Pour Hoffman, cela a un effet similaire à conseiller à une personne ayant une anxiété sociale de se retirer d’une situation phobique. Il faut donc encourager les personnes à parler de leurs voix et les professionnels, à les écouter.

À la recherche d’une nouvelle vision : des hallucinations aux voix

Depuis une trentaine d’années, on assiste à l’apparition d’un nouveau paradigme qu’on pourrait qualifier de radical16. Les professionnels sont invités à formaliser le travail auprès des personnes qui entendent des voix en développant des alliances avec, lesquelles amélioreront leurs connaissances en axant davantage ce travail sur leur savoir expérientiel17. Dans ce nouveau paradigme, les professionnels sont amenés à aller plus loin que l’approche diagnostique et à travailler avec les personnes qui entendent des voix, peu importe la discipline de la relation d’aide qu’ils épousent. Les tenants de cette approche nous ont ainsi amenés à considérer les hallucinations auditives non plus comme des symptômes, mais comme des voix au contenu riche de sens à explorer en vue de contribuer à l’émancipation des personnes vivant cette expérience18/sup>, car la plupart d’entre elles connaissent un isolement qui affecte grandement leur fonctionnement social19.

Cette conceptualisation fait écho à la troisième vague des thérapies cognitivo-comportementales qui « répond [à] des questions profondément humanistes et s’intéresse à l’intégration des autres écoles de pensée, en abordant des thèmes tels la souffrance humaine, l’acceptation, l’action, la pleine conscience, la spiritualité et le moment présent»20.

Dans cette nouvelle orientation, Romme et son équipe21 ont centré leurs travaux sur l’acceptation des voix et l’engagement envers elles22. Ces travaux ont favorisé le déploiement d’un vaste mouvement international d’entendeurs de voix qui prend en considération le savoir expérientiel des personnes directement concernées par ce phénomène, et qui vise à comprendre le sens de cette expérience dans une perspective humaniste. Nous y revenons plus loin.

Au sein de ce mouvement international, on a assisté à la mise en place de plusieurs réseaux de groupes d’entraide et de soutien. Un des premiers réseaux à voir le jour est celui du Royaume-Uni où il existe plus de 180 groupes consacrés exclusivement aux personnes qui entendent des voix23.

C’est dans cette foulée que nous avons mis sur pied le premier groupe de soutien à Québec qui a fait l’objet d’études évaluatives24. La diffusion des objectifs de la programmation de ce groupe ainsi que des résultats de ces recherches dans le cadre de colloques organisés par l’Association québécoise pour la réadaptation sociale (AQRP) a contribué à la création d’un réseau de groupes au Québec, le REV Québécois, né en 2012, qui comprend à ce jour plus de 30 groupes dans le réseau communautaire au Québec.

Ces groupes n’ont pas de visée clinique, mais leur originalité réside dans ce que les participants développent un sentiment d’appartenance au groupe et une prise de conscience à l’égard d’autres personnes vivant des problèmes similaires, ce qui contribue à les sortir de leur isolement25. Ces résultats indiquent que la dynamique de soutien mutuel dans les groupes opère26. Par ailleurs, à l’intérieur de ces groupes, la philosophie des animateurs est de travailler à partir du cadre de référence de la personne, qu’il soit télépathique, psychologique, biomédical, etc.27. L’idée n’est pas d’être en « collusion » avec le système de croyances des personnes, mais de travailler, à partir de ce système, à ce qu’elles gagnent du pouvoir sur leurs voix.

L’ouvrage Entendre des voix : à la recherche de sens répond à trois questions : que sait-on sur les voix ? Quelle est l’expérience d’entendre des voix ? Comment peut-on contribuer à l’émancipation des personnes directement concernées par ce phénomène ? Dans la première partie, nous présentons le phénomène d’audition de voix : les caractéristiques de celles-ci et les croyances qui y sont liées. Dans la deuxième partie, nous décrivons des modèles explicatifs de l’adaptation aux voix ainsi que des stratégies pour composer avec ces voix. Dans la troisième partie, nous laissons la place à la parole des personnes qui entendent des voix dans deux témoignages réalisés dans le cadre d’une recherche dirigée par la première auteure28. Cette partie présente et résume les divers aspects reliés au fait de vivre en entendant des voix. La quatrième partie consiste à relier le contenu des témoignages au modèle d’adaptation aux voix. La cinquième partie traite d’interventions prometteuses pour venir en aide aux personnes directement concernées par ce phénomène et à leur entourage familier et professionnel. Toutes les interventions décrites dans cette partie ont fait l’objet de recherches qui laissent entrevoir des résultats prometteurs. Enfin, dans la sixième partie, nous traitons plus particulièrement de l’entraide par les pairs et du mouvement international des entendeurs de voix. Dans la conclusion, des suggestions sont faites pour changer notre manière d’entrer en relation avec les personnes qui entendent des voix, et par ricochet, pour qu’elles puissent elles-mêmes changer les relations qu’elles entretiennent avec celles-ci.

Les objectifs de cet ouvrage sont d’introduire les lecteurs aux connaissances reliées au phénomène d’audition de voix dans une perspective humaniste-expérientielle. Ces connaissances s’inscrivent dans des approches que l’on pourrait qualifier de relationnelles,c’est-à-dire des approches pour aider les personnes à changer les relations qu’elles entretiennent avec leurs voix.

Les fondements de la recherche et de son analyse que nous présentons dans cet ouvrage s’inspirent des travaux pionniers de l’équipe de Chadwick en Angleterre29. Ces auteurs ont adapté le modèle cognitif ABC de Beck et Ellis en démontrant que les voix sont un élément déclencheur (A), au même titre que d’autres événements stressants, qui a le potentiel, selon les croyances attribuées au phénomène (B), de conduire à des conséquences comme la dépression et l’anxiété (C). Les personnes qui expérimentent des conditions négatives croient, entre autres, qu’elles n’ont pas le contrôle sur leurs voix30. Nous nous inspirons également de la théorie du rang social que cette équipe de chercheurs a incorporée plus tard au modèle ABC pour approfondir la compréhension de ce phénomène31.

Dans cet ouvrage, nous illustrons, par un corpus de données originales, comment les voix occupent divers rôles ou fonctions dans la vie des personnes, dont la prise en compte nous permettra de mieux accompagner celles-ci dans la compréhension de ce phénomène et ainsi les aider à mieux composer avec leurs voix.


2. Beck et Rector (2003) ; Shergill et al. (1998) ; Sommer et al. (2010) ; Tien (1991).
3. Tien (1991, dans Rector et Seeman, 1992).
4. Alpert (1986) ; Andreason et Flaum (1991) ; Bauer et al. (2011).
5. Beck et al. (2009).
6. Beck et al. (2009), p. 103.
7. Newton et al. (2005).
8. Voir les travaux de Chadwick et al. (2003) ; Kingdon et Turkington (2005) ; Chadwick et al. (2000) ; McLeod et al. (2007a, 2007b) ; Newton et al. (2007) ; Ruddle et al. (2011) ; Wykes et al. (2005) ; Chadwick et al. (2005 ; 2009).
9. Beck et al. (2009, p. 104).
10. Hayward et al. (2015).
11. Kingdon et Turkington (2005).
12. Romme (2012).
13. Ici le terme « psychiatrie » est pris dans son sens large et ne vise pas uniquement les psychiatres, mais l’ensemble des professionnels adhérant au paradigme biomédical.
14. Gagg (2002).
15. Hoffman (2012).
16. Smith (1998).
17. Mike Smith est à l’origine, avec Ron Coleman, un entendeur de voix, d’une modalité d’intervention permettant de contextualiser les voix dans un système de croyances propre à chacune des personnes pour expliquer son expérience. Voir à ce sujet les manuels qu’ils ont publiés (Coleman et Smith, 1997 ; 2007).
18. Smith (1998) ; Romme et al. (1992).
19. St-Onge et al. (2016) ; Wykes et al. (2005).
20. Dionne et Neveu (2010), p. 15.
21. Romme et Escher (1989 ; 1993) ; Romme et al. (1992).
22. Ces concepts émanent de la troisième vague des thérapies cognitivo-comportementales. L’acceptation renvoie à l’attitude d’accueil des phénomènes psychologiques inconfortables qui habituellement sont évités, renforçant ainsi leur maintien. L’engagement signifie que la personne oriente ses actions vers le sens qu’elle veut donner à son expérience plutôt que de lutter contre sa souffrance intérieure (Neveu et Dionne, 2010).
23. Dillon et Longden (2012).
24. St-Onge et al. (2008) ; Ngo Nkouth et al. (2009).
25. Ngo Nkouth et al. (2010).
26. Yalom et Leszcz (2005).
27. Soucy et St-Onge (2012).
28. Cette recherche intitulée Entendre des voix : une recherche phénoménologique et neurophysiologique a été financée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH). Elle comportait trois volets, selon une méthodologie mixte, et dont les résultats font l’objet d’autres publications. Les lecteurs pourront se référer à l’article de St-Onge et al. (2016) pour une description de la méthodologie.
29. Chadwick et Birchwood (1994, 1995) ; Chadwick et al. (2003).
30. Morrison et al. (2004).
31. Trower, Birchwood et Meaden (2010).