Cas difficiles en santé mentale – Présentation

Depuis quelques années, avec des collègues psychiatres de divers milieux au Québec et possédant diverses expertises, nous explorons le champ moins prisé en psychiatrie des personnes affectées par des troubles mentaux avec comorbidité. Les types de problème que présentent ces personnes que l’on pourrait qualifier de cas difficiles sont fréquents dans les services de santé mentale. Ils sont souvent exclus des études cliniques ou des guides de meilleures pratiques. Lors d’échanges sur ce sujet avec des auditoires plus vastes, nous constatons le même intérêt, les mêmes questionnements. Autres milieux, mais mêmes combats, les mêmes sons de cloche sont entendus de collègues de première ligne lors de prise en charge de patients aux multiples diagnostics et problématiques. Les cas de quatrième ligne, les nomment-ils ironiquement.

En 2005, le MSSS diffuse le Plan d’action en santé mentale 2005- 2010. La force des liens1 (PASM 2005-2010) dont le principal objectif est de permettre l’accès continu à des services variés, notamment par le développement de services de première ligne et l’instauration de nouveaux modes de collaboration entre les établissements et les intervenants. Le Plan d’action a permis des gains incontestables mais des lacunes ont aussi résulté de cette réorganisation et mis en exergue la pertinence d’une plus grande intégration des services.

Parmi les mesures structurantes appliquées et proposées par le Plan d’action, il y a le développement et la consolidation des services offerts par les Centres de Santé et de Services sociaux (CSSS) dans la communauté, tant pour les personnes ayant des troubles mentaux graves que pour celles ayant des troubles mentaux modérés. De nouveaux services sont mis en place et de nouvelles approches sont utilisées, notamment à titre d’exemples les équipes SI-SIVSL2, les programmes pour les troubles de la personnalité et ceux pour les troubles anxieux et les troubles dépressifs. Découlant de ces mesures, les clientèles recevant auparavant des traitements en deuxième ou troisième lignes se retrouvent dix ans plus tard davantage en première ligne. Ces changements souhaités et planifiés ont pris forme pour tous les types de problèmes de santé mentale.

Dans le domaine du traitement des troubles de la personnalité, dans un service de deuxième et troisième ligne où j’y travaille depuis plus de 20 ans, la personne type recevant des soins au début des années 2000 était une femme qui présentait un trouble de la personnalité limite (TPL) âgée entre 30 et 40 ans ; aujourd’hui cette personne type a plusieurs visages, elle est plus jeune, autant de sexe masculin que féminin avec des diagnostics de trouble narcissique ou antisocial, de trouble schizotypique et ces troubles en concomitance avec de la toxicomanie, un trouble psychotique ou un trouble anxieux grave. Certes la complexité est au rendez-vous mais aussi la difficulté. Ces changements et le fait de retrouver autant de complexité dans tout le continuum de soins et de services du réseau de la santé témoignent certainement de l’intégration et de l’accessibilité accrues aux services. Mais les difficultés constatées sont aussi un appel à pousser plus avant cette intégration et le partage des connaissances.

La réflexion sur les cas difficiles que nous propose ce recueil de textes est pertinente. Les auteurs nous présentent les développements et avancements qui se sont produits tant dans l’organisation des services que dans les connaissances acquises et appliquées. En entrée de jeu, je reprends une définition colligée dans le texte de Bouchard, Tremblay et Lecomte pour caractériser le cas difficile :

L’étiquetage du patient perçu comme difficile est le fruit d’un processus dynamique qui débute par un contact difficile entre un patient qui demande de l’aide et un professionnel ou une équipe traitante qui désire aider ce patient3.

Avant de poursuivre mes réflexions sur les quatre textes couvrant substantiellement le sujet, je vous invite à faire ce petit exercice : faites une synthèse de ce que représente pour vous personnellement un cas difficile ? Écrivez quelques courtes histoires de cas constituant pour vous un cas difficile sous forme de gazouillis autour de 280 caractères (iron-tweet). Ensuite, indiquez en quelques mots ce que vous trouvez difficile dans ce cas, tous diagnostics confondus.

Voici mes gazouillis. Ce sont ceux d’un psychiatre qui travaille depuis 22 ans dans un programme spécialisé en évaluation et en traitement des troubles sévères de la personnalité :

  1. Homme, 35 ans, brillant, irritable et souffrant, déclin social majeur, antécédents d’assaut sur intervenants, le diagnostic n’est pas clair malgré multiples évaluations : narcissique ou délirant ? Rencontres aux deux (2) semaines, nageons en pleine confusion. Un cas difficile parce que confusion de diagnostic, arrogance du patient, irritabilité, risque d’agression en filigrane.
  2. Jeune femme trouble-schizo-affectif et TPL, toxicomane, prostitution, victime récurrente d’abus par clientèle sans scrupule, famille désespérée, impuissance totale de l’équipe de soins (12 intervenants au PSI4). Un cas difficile parce que nous assistons à une lente et constante dégradation, famille rejette le blâme sur nous.
  3. Homme, 40 ans, Asperger ou TP5 schizotypique, érotomane et dangereux pour les autres car fantaisies de viol ou d’agression, aucun geste jamais commis, souffrant car isolé et vie stérile, occasionnellement déprimé et psychotique. Un cas difficile parce que nous devons contenir tout son monde de fantaisies et gérer continuellement le risque d’agression.
  4. Dame de 50 ans, unité de soins aigus, quadriplégie spastique depuis naissance, usage limité des membres supérieurs, gentille mais violente. Très faible tolérance à la frustration, rage fréquente, frappe sournoisement au visage les intervenants lors des soins de base quotidiens. Refusée dans toutes les ressources d’hébergement, dont CHSLD6 et même les établissements de détention (cas trop lourd physiquement). Un cas difficile parce que famille tutrice contrecarre constamment le plan de soins, aucun progrès, intervenants au bout du rouleau.

Le thème de ce recueil sur les cas difficiles nous pousse naturellement à la réflexion sur notre pratique, à poser un regard sur soi comme intervenant face à ces autres auxquels nous sommes liés, le patient et sa famille, que le problème soit simple ou complexe. Ce thème m’interpelle puisque j’ai choisi comme carrière de travailler avec un groupe de patients réputés difficiles, celui des personnes présentant des troubles sévères de la personnalité. Cependant, sur quelle base puis-je affirmer que ce groupe peut être affublé de l’étiquette de cas difficiles ? Difficile pour qui, le patient ou l’intervenant? Difficile pour quoi ? Que ramène cette épithète de difficile? Est-ce qu’un problème complexe présenté par un patient pour lequel j’ai un intérêt marqué est un cas difficile ? À l’inverse, est-ce que ce sont le manque d’affinité envers le patient, son problème ou sa famille, ou est-ce que ce sont les sentiments négatifs que j’éprouve envers un patient (peur, exaspération, impuissance ou manque de connaissance) qui rendent le cas si difficile ?

Cette confrontation entre ce pour quoi nous nous sommes engagés dans une profession d’intervenant et ce que nous éprouvons occasionnellement comme sentiments, notamment l’impuissance, ne serait-ce pas là également l’essence de ce qu’est un cas difficile ? Le texte de Bouchard, Tremblay et Lecomte « Théories et clinique des patients difficiles selon les professionnels de la santé mentale » propose un excellent travail de clarification de toutes ces questions.

Dans un tel contexte, ces textes arrivent à point et proposent des réflexions et des pistes de solution. Ils tentent de répondre à certains questionnements cliniques et théoriques sur les patients difficiles. Ce recueil montre bien que le concept de patient difficile est un concept complexe, aux multiples sens. On y redécouvre aussi que la question des cas difficiles implique un ensemble de considérations : organisation des soins, compétences, formation, collaboration interprofessionnelle, intégration des services, éthique du patient et éthique professionnelle. Enfin, on nous rappelle de façon fort à propos que la complexité n’est pas nécessairement synonyme de difficulté, par exemple si on a les compétences, la légitimité et l’appui suffisant pour prendre les décisions appropriées et les conditions pour y faire face. Par contre, cette difficulté monte en flèche si l’une de ces dimensions est manquante.

Parmi les solutions, selon notre expérience à la Clinique le Faubourg St-Jean7, la transmission de connaissances et la supervision continue des intervenants de première ligne par des professionnels qualifiés pour le traitement des troubles de la personnalité sont de première importance. Cela a fait la démonstration que le rehaussement des compétences des intervenants permet la prise en charge et le suivi de clientèles de plus en plus complexes et avec de très bons résultats.

Plus récemment, dans le cadre de mes fonctions de médecin spécialiste répondant en psychiatrie (MSRP), je constate l’acharnement et l’ampleur de l’énergie investie pour des cas sévères quelques fois peu traitables, sinon intraitables. Ceci est en raison de leur avidité et parfois, malheureusement, à cause de leurs caractéristiques perverses. Certains de ces cas induisent chez les intervenants des sentiments d’impuissance, d’incompétence et parfois de peur, instaurant une ambiance de prise d’otage pour ceux-ci. Des situations d’acharnement thérapeutique de certaines équipes sont souvent maintenues par l’obligation inconditionnelle de responsabilité populationnelle de la première ligne ; comme si devant l’impossible, certains sont tenus de réussir quand même ! Quel soulagement pour les intervenants, un soulagement à la hauteur de la détresse précédemment ressentie, lorsqu’on recommande, avec le confort de nos prérogatives, de cesser ces services, et ce en prime, de le faire à titre de meilleure approche : plus aucun suivi ou suivi minimal optimal comme suivi de choix.

À cet effet et sur bien d’autres dimensions, l’article de Marc-André Morin « La clientèle difficile rencontrée en CLSC : la nécessité de définir des services de première ligne mieux adaptés aux troubles de la personnalité » offre un tour complet du proprio dont plusieurs pistes de solutions. Il propose notamment un modèle de hiérarchisation des services possibles pour la clientèle souffrant d’un trouble de la personnalité : QUOI, QUAND, PAR QUI et À QUELLE FRÉQUENCE.

J’ai acquis quelques autres certitudes au cours de ma carrière.

  • L’importance de la présence d’expertise collatérale, un atout majeur pouvant faciliter la tâche de tous : collègues plus expérimentés ou ayant des compétences dans certains domaines ou encore pouvant accorder davantage de présence au quotidien (équipes SI-SIV).
  • L’utilité des rencontres avec les familles que je fais davantage depuis une dizaine d’années et qui m’ont surtout démontré que les membres de ces familles sont des collaborateurs de premier plan, et parfois même un soutien pour nous lors de suicide de leurs proches.
  • Les avantages de l’utilisation des Plans de service individualisés (PSI) ou encore d’ateliers de cas complexes qui sont d’autres outils ayant démontré leur puissance à générer un sentiment de confort lorsque confronté à des difficultés. Plutôt que de devenir un cas difficile, le problème deviendra une opportunité d’apprentissage et à la limite, devant l’échec ou les difficultés persistantes, ce partage d’impuissance rendra la responsabilité de ce cas plus tolérable.

Les auteurs de ces textes assimilent parfois partiellement ou d’autres fois totalement les troubles de la personnalité comme paradigme des difficultés en lien avec les troubles de santé mentale. Cependant la problématique des troubles de la personnalité n’est pas la seule responsable de ces difficultés, bien qu’elle en soit un excellent modèle. Peut-être parce qu’avec les troubles de la personnalité, nous sommes confrontés à un trouble plus syntone au moi, et par conséquent plus enclin à interpeller les intervenants dans des dimensions plus personnelles. Que l’on ait à traiter un trouble primaire ou des comorbidités, la présence d’un trouble de la personnalité complique la donne.

Au chapitre des troubles de la personnalité, beaucoup intervenants, quel que soit leur niveau d’expérience, ont acquis suffisamment d’aisance et de compétences pour se sentir confortable dans l’intervention. Ceux-ci sont moins happés par les défenses primitives de ces patients telles le clivage, l’idéalisation, l’identification projective. À la base de ce relatif confort, on retrouve des éléments essentiels que sont le maintien d’un cadre de traitement, une meilleure compréhension des dynamiques relationnelles par le rehaussement des connaissances et l’accès à une supervision professionnelle continue.

Il ne faut pas se priver de l’excellent article de Dominick Gamache et de Johanne Dubreuil « De Charybde en Scylla : défis et périls de l’intervention auprès de patients narcissiques réputés difficiles ». Là où le bât blesse aujourd’hui est assurément avec ces troubles sévères du narcissisme. Comme les connaissances se sont grandement accrues, on s’aventure de plus en plus profondément dans l’exploration de leurs difficultés. Il s’agit d’un trouble avec des éléments d’hostilité et d’agressivité fortement syntones, des personnes maniant efficacement l’arrogance, le mépris et la suffisance, et ne générant pas particulièrement de sympathie de la part de l’intervenant.

Ce dernier élément est pourtant essentiel car pour bien travailler, il faut trouver une zone d’un peu d’amour pour ces patients. Tout un défi quelques fois. Ce sont nos nouveaux cas difficiles. À la suite de la lecture de l’article de Dominick Gamache et de Johanne Dubreuil comme avertissement standard pour toutes les activités périlleuses bien illustrées et stimulantes, je vous recommande de

« Ne pas essayer cela à la maison sans la surveillance appropriée d’un superviseur ».

Complexité du diagnostic, rigueur, supervision et organisation des soins sont les dimensions sur lesquelles nous pouvons avoir du contrôle. Ces dimensions nous appartiennent, à l’opposé de celles émanant des patients telles l’autocritique, la disponibilité et la motivation au changement. En cela, Philippe Roy et Frédéric Langlois dans « Psychothérapie cognitivo-comportementale des patients difficiles présentant un trouble anxieux » jettent un regard critique sur les traitements des troubles anxieux en première ligne et sur la présence d’un fort pourcentage de cas réfractaires.

Au moment de l’écriture de cette présentation, le Québec est au début d’une véritable révolution de ses services en santé avec la Loi 10. Cette réforme majeure revoit de fond en comble l’organisation des services en poussant vers plus d’intégration des niveaux de soins et en remettant résolument le patient au centre des décisions. Pour la santé mentale en particulier, le MSSS s’apprête à déposer son Plan d’action en santé mentale 2015-2020. Les points saillants seront l’intégration des soins et services, la collaboration interprofessionnelle et le partage des connaissances, la priorité au dépistage précoce et l’accessibilité accrue aux soins notamment pour les jeunes, la promotion de la primauté de la personne et l’exercice de la pleine citoyenneté. J’y vois là un vent, que dis-je, un tsunami de changements favorables soufflant dans la bonne direction, des opportunités comme on en a peu l’occasion.

Il y aura toujours des cas complexes mais peut-être moins de cas jugés difficiles si nous réussissons à corriger les lacunes que nous avons constatées et sur lesquelles nous avons du contrôle.

Bonne lecture

Evens Villeneuve, psychiatre

Chef du département de psychiatrie, Institut universitaire en santé mentale – CIUSSS de la Capitale-Nationale
Responsable médical de la Clinique Faubourg St-Jean Québec

 


  1. Ministère de la Santé et des Services sociaux. Plan d’action en santé mentale 2005-2010. La force des liens, Gouvernement du Québec, 2005, 97 p. Disponible en ligne : http://publications.msss.gouv.qc.ca/acrobat/f/documentation/2005/05-914-01.pdf
  2. SI (suivi intensif) ; SIV (suivi intensif variable) et SL (Suivi léger)
  3. Définition provenant de l’article de Koekkoek, B., Hutschemaekers, G., van, Meijel, B. et Schene, A. (2011). How do patients come to be seen as ‘difficult’? A mixed-methods study in community mental health care, Social Science and Medicine, 72 (4), 504-512.
  1. Plan de services individualisés
  2. Trouble de la personnalité
  3. Centre hospitalier de soins de longue durée
  4. Clinique spécialisée d’évaluation et de traitement pour les troubles sévères de la personnalité au CIUSSS Capitale-Nationale site Institut universitaire en santé mentale de Québec