Yves Lecomte
[…] it still combines psychodynamic thinking within a sociodynamic framework […]
(Schonfield et Navaratnem, Therapeutic Communities for Psychosis, p. 140).
Depuis un demi-siècle, l’approche psychodynamique dans le traitement des personnes psychotiques continue d’alimenter les interrogations des intervenants en santé mentale oeuvrant dans les milieux institutionnels et communautaires. Malgré les progrès survenus au cours des ans dans les explications étiologiques de la psychose, les modèles de pratique et les politiques de soins, ces intervenants continuent d’approfondir leurs connaissances sur le fonctionnement psychique psychotique et de tenter de développer des traitements plus efficaces. Au fil des ans, deux mots sont devenus synonymes de cet intérêt pour l’approche psychodynamique : communauté thérapeutique.
Le présent volume rend compte des interrogations et des analyses des intervenants qui travaillent dans trois communautés thérapeutiques pour psychotiques : La communauté thérapeutique La Chrysalide de Montréal, et les communautés thérapeutiques de La Baïsse et du Cerisier à Villeurbanne, France2. Il veut permettre au lecteur non initié de prendre connaissance des fondements théoriques et des objectifs de ces communautés, de l’évolution de leurs résidants et des questions cliniques soulevées par les interventions auprès de ces derniers. Certains articles ont été antérieurement publiés dans les revues Santé mentale au Québec et Filigrane, d’autres s’avèrent de nouvelles contributions.
Une présentation sur le développement des communautés thérapeutiques s’impose pour apprécier et mesurer l’originalité de ces projets. Le développement de ces lieux de pratique y sera envisagé en termes de générations3, c’est-à-dire de communautés thérapeutiques datant de la même époque. Leur analyse illustrera l’évolution de la recherche constante d’une structure sociale plus appropriée au traitement de la psychose, et des modalités d’intervention plus susceptibles de permettre le rétablissement des personnes souffrant d’une psychose.
La première génération de communautés thérapeutiques couvre les années 1940-1960 et concerne la transformation des hôpitaux psychiatriques en communautés thérapeutiques4, concept créé par Thomas Main en 1946. La première expérience de communauté thérapeutique a eu lieu en 1947 au Belmont Hospital sous la direction de Maxwell Jones (1952). Elle visait à répondre plus adéquatement aux besoins des personnes ayant des troubles de comportement (en partie psychopathiques) ou éprouvant des symptômes de stress. Par la suite, elle fut adaptée aux personnes souffrant de troubles émotifs sévères dont psychotiques.
Les événements des années 1940 ont durement éprouvé le peuple anglais. Pour faire face à l’adversité et résister aux menaces à la démocratie britannique, les valeurs de participation citoyenne, d’engagement mutuel, d’intérêt pour la communauté et de défense de la liberté se sont imposées. Un esprit de solidarité, de changement social et d’innovation institutionnelle a progressivement marqué la société durant les années subséquentes à la guerre. Ainsi, les champs de la psychologie sociale, de la psychanalyse et de la théorie des systèmes ont connu des innovations qui ont fourni à leur tour une assise théorique et pratique aux changements institutionnels, en particulier la psychiatrie. C’est dans ce contexte qu’a eu lieu la première expérimentation de communauté thérapeutique dans un hôpital militaire, milieu très hiérarchisé et autoritaire.
L’expérimentation des changements dans le secteur de la psychiatrie sous forme de communauté thérapeutique a bénéficié de d’autres facteurs qui ont facilité ou soutenu la validité des réformes proposées. Par exemple, l’avènement des neuroleptiques5, en 1955, a rendu possible la communication avec des patients autrefois inaccessibles; les études sociologiques6 sur les hôpitaux psychiatriques ont démontré les effets négatifs des grands ensembles institutionnels qu’étaient les hôpitaux psychiatriques. Enfin, un rapport de l’OMS publié en 1953 a indiqué l’orientation à suivre pour transformer les institutions : « un trop grand nombre d’hôpitaux psychiatriques donnent l’impression d’être un difficile compromis entre un hôpital général et une prison. En fait le rôle qu’ils ont à jouer est différent l’un de l’autre : c’est celui d’une communauté thérapeutique » (cité dans Kennard, 2008, 7). Cette indication ne pouvait que renforcer les réformateurs dans leur choix.
Pour développer les communautés thérapeutiques, les réformateurs ont puisé à plusieurs sources. Il y a d’abord le traitement moral avec ses principes de respect des personnes et de leurs droits, le pouvoir de rétablissement attribué aux relations quotidiennes et au travail, l’importance de l’environnement physique et social dans ce processus, etc. Une autre source est une méthode de traitement expérimentée durant les années 1910-1920 auprès des jeunes délinquants : la démocratisation7. Enfin, la psychanalyse a exercé une influence déterminante en permettant de comprendre que tout comportement à prime abord irrationnel peut avoir une signification si on y prête attention8. Mais comment se concrétisent les nouvelles valeurs sociétales et ces influences dans une communauté thérapeutique ?
La communauté thérapeutique désigne un lieu dont l’environnement social et les relations interpersonnelles font partie du programme de traitement. Ce lieu est caractérisé par des interactions intimes, spontanées et relativement libres. L’information pertinente à la vie institutionnelle est accessible à tous, patients et personnel (Rapoport, 1958). De fait, le concept désigne le projet de transformer l’hôpital psychiatrique en un milieu thérapeutique c’est-à-dire un lieu dans lequel «un groupe de personnes vivant et travaillant ensemble avec pour objectif premier la thérapie i.e. produire du changement chez ses membres. L’unité doit être suffisamment petite pour permettre à tout le groupe de tenir des réunions en face à face. Les contributions de tous les membres (clients, experts, patients et personnel rémunéré) sont souhaitées et sollicitées. Les objectifs majeurs sont l’apprentissage, la croissance personnelle et le changement. Il y a tolérance envers les comportements déviants tout en essayant de les comprendre par l’analyse sociale et la confrontation à la réalité. Ainsi, la réadaptation peut se réaliser afin d’atteindre un rôle de vie effectif et tolérable » (Clark, 1977, 560).
Cette définition décrit bien l’environnement et les buts de la communauté thérapeutique, auxquels il faut ajouter, pour la compléter, les quatre principes suivants :
Pour mettre en pratique et atteindre les objectifs, la communauté thérapeutique a développé des outils sous forme de concepts qui sont :
Pour ce faire, la communauté thérapeutique emploie certaines méthodes sociales, soit :
Les communautés thérapeutiques ont un programme d’activités très structuré comportant quotidiennement une réunion de toute la communauté, une réunion du personnel, des sessions de psychothérapie, des ateliers, et des réunions sporadiques sur diverses thématiques.
En résumé, la communauté thérapeutique vise à créer une atmosphère où le résidant/ patient pourra se sentir libre de faire des erreurs et se découvrir lui-même, croître et apprendre à mieux vivre. L’outil privilégié est le questionnement (inquiry) de tous les aspects de l’expérience vécue dans la communauté.
Certains enjeux ont jalonné le parcours des communautés thérapeutiques. Le premier est la conceptualisation du projet. Par essence, une communauté thérapeutique se situe à l’opposé des institutions totalitaires. Elle développe un système ouvert et non fermé, un contexte égalitaire et non hiérarchisé et favorise la socialisation, à l’inverse de l’isolement et de la passivité institutionnelle. L’approche de groupe est privilégiée pour faciliter le processus de rétablissement au lieu des traitements pharmacologiques. Or, il semble que certaines communautés thérapeutiques aient eu de la difficulté à bien définir ce qu’elles étaient, et à démontrer leur spécificité, méthodologie et limites (Pedriali, 2008).
Un deuxième enjeu concerne les relations avec le monde extérieur. Plusieurs communautés thérapeutiques ne se sont pas adaptées à leur environnement, car « [l]a plupart du temps, les communautés thérapeutiques ont porté attention presque uniquement à leur environnement interne, et ont ignoré qu’elles vivaient en relation avec ce qui se passait à l’extérieur i. e avec un monde dans lequel les attitudes sociales et les valeurs changeaient à large échelle » (Pedriali, 2008, 30). En effet la plupart des communautés thérapeutiques, convaincues d’être la seule alternative au système asilaire, ont perdu de vue le contexte changeant dans lequel elles étaient intégrées.
Un troisième enjeu, relié au précédent, vise le clivage entre le monde interne et le monde externe. Le monde interne des communautés thérapeutiques est régi par de profonds principes, rempli de bonnes intentions, et offre des habiletés d’intervention de haut niveau, alors que le monde externe est rempli d’incompréhension, d’hostilité et d’intentions persécutrices. Ce clivage renforce la relation symbiotique entre la communauté et les patients. Malgré des progrès satisfaisants, certains résidants ne sont pas en mesure de faire face au processus de séparation de la communauté thérapeutique, de même que leurs soignants. Il s’ensuit une chronicité progressive. Autrement dit, la communauté thérapeutique s’institutionnalise.
Un quatrième enjeu est relié aux principes. En plus de la démocratisaton, de la permissivité, du communautarisme et de la confrontation avec la réalité, il faut ajouter les principes suivants : «Tout est traitement… tout traitement est de la réadaptation… tous les patients (une fois admis) devraient recevoir le même traitement » (Rapoport, 1960, 52). Ces principes peuvent entrer en compétition les uns avec les autres lors de la survenue d’un événement entraînant des conflits éventuels dans la communauté.
Enfin, un cinquième enjeu consiste en la relation entre le traitement et la réadaptation9. Pour favoriser le rétablissement, la communauté thérapeutique offre un lieu sécuritaire avec des soins, de même qu’un programme qui favorise, par exemple, la libre expression des sentiments ou une communication franche avec les personnes en autorité. Mais ces comportements peuvent devenir problématiques lorsque la personne réintègre la société. Mais si la communauté thérapeutique insiste trop sur le volet réadaptation, elle peut exercer une pression trop hâtive sur les résidants/patients, et les faire décompenser. Le dosage entre les deux objectifs peut s’avérer très difficile à atteindre.
L’impact des communautés thérapeutiques a varié selon les pays. Elles ont eu un grand retentissement durant les années 1950-1960 en Angleterre, influençant la transformation des hôpitaux psychiatriques en lieux de soins. Aux États-Unis10, l’impact fut moindre mais a tout de même permis des expérimentations très célèbres comme celle de Austin Riggs. Au Québec, à notre connaissance, aucune expérimentation dans un lieu asilaire n’a eu lieu. En France, il en fut de même. Toutefois, le concept de la psychothérapie institutionnelle inspirée de la psychanalyse, qui peut s’apparenter à celui de communauté thérapeutique, a permis de susciter un mouvement et une nouvelle pratique dans ce pays pour modifier les hôpitaux psychiatriques11. En Italie, l’impact des communautés thérapeutiques fut aussi limité12, car la fermeture des hôpitaux psychiatriques était l’objectif de la réforme. De fait, les expériences de communautés thérapeutiques suscitèrent la méfiance car elles apparurent comme des tentatives de recréer les asiles.
Au cours des années 1960, cette méthode de traitement perdit progressivement de son influence sous le poids de plusieurs facteurs : la baisse de popularité de la psychanalyse, une des bases des communautés thérapeutiques, l’utilisation massive des neuroleptiques qui a relégué au second rang la thérapie de milieu, les politiques de désinstitutionnalisation qui ont réduit l’importance et le recours au milieu hospitalier, etc. Malgré ce déclin, le concept a survécu et a même progressé dans certains pays ; s’en inspirent ou s’inscrivent dans ce modèle, en effet, de nombreux programmes résidentiels pour personnes avec des pathologies sévères (Pedriali, 2008), telle la communauté thérapeutique du Wolvendael.
Cette communauté localisée à Bruxelles a été fondée vers 1979 afin d’accueillir des personnes en détresse psychologique. Elle s’inspire de la psychothérapie institutionnelle. Elle accueille 18 résidants présentant des problèmes divers et le temps de séjour est de deux ans maximum. Les objectifs sont le rétablissement de la personne et sa réinsertion sociale.
La structure sociale est participative mais il existe des règles de fonctionnement : respect des autres, absence de violence, de rapports sexuels, et de consommation, participation à l’entretien.
Le programme prévoit deux réunions hebdomadaires (l’une sur l’organisation de la vie quotidienne, et l’autre sur le fonctionnement de la maison), et une grille d’activités planifie ces dernières à l’intérieur et à l’extérieur de la maison : théâtre, expositions, cinéma, sports, équitation, etc. Les résidants participent aux tâches quotidiennes.
Un entretien individuel hebdomadaire est obligatoire avec son référent sur les lieux de résidence. Le résidant parle de ce qu’il vit sur différents points. Ce sont des entretiens de soutien. La psychothérapie, si elle a lieu, se fait hors de la résidence. Dans la résidence, les intervenants font surtout de l’accompagnement sans introspection ni interprétation.
Les intervenants reçoivent une supervision sur les lieux pour améliorer leur compréhension psychodynamique du résidant. Les références théoriques sont psychanalytiques.
La deuxième génération couvre les années 1960 durant lesquelles un débat sur une nouvelle conception de la psychose et l’approche la plus fructueuse au rétablissement du psychotique s’est engagé en Angleterre grâce aux travaux du groupe appelé les antipsychiatres.
Les travaux de D. Cooper, R.D. Laing, A. Esterson et Joe Berke ont été, à tour de rôle, les fers de lance de ce débat autour de la psychose. Après avoir dirigé le Pavillon 21, unité expérimentale pour personnes schizophrènes durant 4 ans (1962), Cooper a abandonné ses efforts de transformation de l’hôpital psychiatrique devant les résistances provoquées par cette expérience. Après avoir tenté de convertir cette unité de 19 jeunes patients en une communauté thérapeutique, Cooper en vient à la conclusion que « de telles unités ne peuvent trouver place qu’en-dehors de l’hôpital…. Faire un pas en avant signifie, en fin de compte, un pas en dehors de l’hôpital psychiatrique, un pas vers la communauté » (cité dans Bosseur, 1974, 196)14.
II ne s’agissait plus alors, pour les antipsychiatres, de transformer l’hôpital psychiatrique en un milieu thérapeutique, mais d’en sortir et de créer de nouveaux lieux qui permettraient d’expérimenter plus librement l’application d’une nouvelle conception de la psychose. Cette deuxième génération de communautés thérapeutiques est illustrée par Kingsley Hall, dirigé par R.D. Laing et sous la responsabilité de la Philadelphia Association15. Le projet dura 5 ans et se termina en 1970. Kingsley Hall accueillit 119 résidants (dont 75 considérés malades), dont les séjours ont varié de quelques semaines à plusieurs années, la moitié y séjournant entre une semaine et trois mois. Dans cette résidence se tenaient aussi des activités scientifiques, telles des séminaires, des conférences, etc.
Cette communauté thérapeutique, de dimension modeste (14 résidants au lieu des 100 patients d’une unité de soins) constitue l’antithèse de l’approche des communautés thérapeutiques qui considéraient l’hôpital comme le lieu de soins essentiel au traitement et à la réadaptation des troubles mentaux sévères. Le mouvement antipsychiatrique s’opposait à cette conception en rejetant les hôpitaux et l’approche médicale de la psychose. Le mouvement postulait que la maladie mentale n’existe pas car elle est un construit social. Il s’en suit qu’il n’existe ni soignants ni patients. Les personnes vivant une psychose ont besoin de soutien, d’un espace pour être soi, sans vivre de pression indue (Kennard, 2008).
Le concept central de l’approche de Kingsley Hall est la métanoïa (changement d’esprit, conversion). La psychose est un événement cyclique comprenant une période de fragmentation psychique suivie d’une période de reconstruction sur le plan émotionnel. Dans cette perspective, les expériences, même les plus bizarres, peuvent être comprises et les souffrances émotionnelles peuvent prendre un sens positif. Les psychotiques ont donc besoin d’espace, de temps ou d’encouragement pour faire, être et devenir ce qui leur a toujours été interdit auparavant. Cette approche consiste donc à laisser s’opérer la métamorphose inhérente à l’expérience psychotique. Le livre Mary Barnes, voyage à travers la folie a popularisé cette expérience.
La communauté thérapeutique propose comme alternative une place où une personne vivant un effondrement psychotique sera encadrée jusqu’à ce qu’elle émerge de la psychose sans recours à la médication et à l’intervention médicale. L’hypothèse est que la guérison naturelle émergera si le milieu offre une tolérance suffisante et un soutien émotif et pratique.
Comment cela se passait-il ? «Chacun peut discuter des actions de n’importe quelle autre personne. Bien qu’il n’y ait ni staff, ni malades, ni rites institutionnels, aucun résidant ne donne à un autre tranquillisants ou sédatifs. Des comportements sont possibles là, qui sont intolérables dans la plupart des autres lieux. Chacun se lève ou reste dans son lit à son gré, mange ce qu’il veut, où il le veut, reste seul ou avec d’autres, et, en général établit ses propres règles. Chaque personne, homme ou femme, a sa propre chambre. Il existe des pièces où les gens peuvent être ensemble à leur gré. Il n’y a pas eu de suicides » (Nef, 42, 24). Chacun fait ses propres règles (Schatzman, 1969).
Bien que brève, l’expérience de Kingsley Hall eut un retentissement international, et soulève encore des débats dans les nombreuses pages consultées sur internet. Elle a aussi eu une influence concrète car elle est à l’origine du projet Soteria House aux États-Unis16, et du projet Bonneuil-sur-Marne de France sous la direction de Maud Mannoni. Au Québec, il y eut l’Abri d’Erasme (1974-1984) (Lemieux, 1984)17.
Une nouvelle génération de communautés thérapeutiques se met en place
durant les années 70-80 sous l’influence de Kingsley Hall18, et prend deux orientations: a) Arbours Association19 et Soteria House20.
Arbours Association fut créée en 1970, et développa trois communautés thérapeutiques et le Arbours Crisis Center22 en 1975. S’inspirant au début des principes et de la philosophie de Kingsley Hall, ces communautés thérapeutiques se sont progressivement éloignées des conceptions initiales de Kingsley Hall pour intégrer les principes de la psychothérapie et de l’apprentissage des habiletés dans le milieu de vie. Déjà en 1978, Fabre notait que la plupart des résidants des communautés d’Arbours choisissaient de suivre une psychothérapie individuelle avec un thérapeute extérieur à la communauté. Ils choisissaient eux-mêmes leur thérapeute et le type de thérapie qu’ils voulaient suivre. Il semble que tous acceptaient facilement le principe de la psychothérapie, étant donné leur désir de changer de vie et, surtout, de ne plus être traités comme des malades mentaux. Ces psychothérapies ont toujours eu lieu à l’extérieur de la maison et ne faisaient donc pas partie de la vie de la communauté. Il serait intéressant de rappeler ici quelques critiques faites par cet auteur suite à son séjour au sein de cette communauté. Selon lui, l’importance donnée à la psychothérapie individuelle extérieure à la communauté ainsi que la possibilité, pour un des résidants en état de crise, d’être admis au centre de crise font en sorte que les membres de la communauté deviennent de moins en moins tolérants envers la détresse émotionnelle d’un des leurs. Fabre a constaté que les membres cherchent surtout à préserver l’atmosphère de calme de leur communauté au détriment de l’aide qu’ils pourraient s’apporter les uns les autres. Dans ce contexte, la dynamique du groupe devient secondaire, car les problèmes se règlent à l’extérieur de la communauté et le voyage à travers la folie se fera de plus en plus dans le cabinet du thérapeute individuel plutôt que dans la communauté.
Les communautés thérapeutiques de l’Association Arbours se sont donc éloignées de cette idée d’offrir uniquement un refuge pour libérer la folie. Ces communautés sont beaucoup plus organisées en fonction du voyage à travers la folie par la thérapie individuelle et par, le cas échéant, un séjour dans un centre de crise spécialement conçu pour recevoir les résidants en phase de régression.
La consultation du site internet de Arbours Association indique qu’il y a maintenant trois communautés thérapeutiques pouvant accueillir 8 résidants chacune. Leur objectif est d’aider les résidants à faire face aux difficultés et à travailler sur ce qui les empêche de s’épanouir. On essaie aussi de les motiver à atteindre une vie plus satisfaisante et à vivre comme des membres viables dans la société. Les résidants doivent participer à la vie de la résidence. Des facilitateurs communautaires résident dans la maison. Il y a aussi des visiteurs bénévoles. Les résidants apprennent à devenir responsables d’eux-mêmes ou des autres, et développent des habiletés relationnelles, sociales et domestiques. Il y a une évaluation régulière de leurs besoins. Les résidants sont encouragés à explorer et à développer des liens avec le monde externe. Il y parfois des rencontres avec les familles en présence du résidant. Les résidants peuvent être référés au centre de crise si besoin est. Enfin, la procédure d’admission prend de 4 à 6 semaines.
Le programme comporte des réunions bihebdomadaires animées par deux cothérapeutes
(responsables du volet thérapeutique), durant lesquelles les résidants peuvent explorer et clarifier leurs enjeux personnels et interpersonnels. Le groupe peut aussi offrir une expérience d’appartenance qui manque souvent aux individus isolés par leurs problèmes. S’ajoutent deux entrevues de psychothérapie hebdomadaires durant lesquelles les résidants peuvent explorer la signification de leurs problèmes et leurs difficultés. Enfin, il y a fréquentation d’un groupe d’art et de mouvement durant lesquelles les résidants explorent un autre medium que les mots.
La deuxième orientation issue directement de l’expérience de Kingsley Hall est Soteria House (salut, délivrance) (1971-1983), et Emanon (1974-1980)23.
Après avoir fréquenté durant un an Kingsley House, Loren Mosher, premier directeur des centres d’études de schizophrénie du NIMH et initiateur de la revue Schizophrenia Bulletin, fonda Soteria House et Emanon. Bien que s’inspirant de Kingsley Hall, le projet est différent. Par exemple, il y a des règles spécifiques interdisant les comportements de suicide, de violence. Les visites impromptues sont prohibées, de même que les relations sexuelles entre le personnel et les résidants.
L’originalité de Soteria réside dans l’intégration des éléments dont s’est inspiré Mosher : traitement moral, intervention interpersonnelle, études de Brown et Harris sur les événements de vie, travaux d’auteurs controversés comme Laing et Szazs, etc.
Le modèle théorique est le suivant. Le traitement hospitalier crée trois types de barrières à l’établissement de relations essentielles au rétablissement. Il y a le nombre de résidants trop élevé du milieu hospitalier. Soteria propose un milieu qui accueille moins de 12 personnes. Le nombre de résidants est susceptible de permettre à une personne désorganisée de faire confiance à un nouvel environnement, et d’y trouver une famille substitut. La deuxième barrière est la structure sociale. Plus une organisation est grande, et plus les structures sont hiérarchisées et nuisibles aux personnes psychotiques. Soteria propose un lieu structuré flexible. Si un besoin n’est plus présent, la structure développée pour le satisfaire disparaît. Il n’y a pas de méthode institutionnalisée pour faire face à un événement comme les actes agressifs. À chaque fois, on doit imaginer une modalité d’intervention adaptée aux caractéristiques de la situation. La troisième barrière est la médication qui est trop souvent utilisée pour ne pas dire surutilisée. À Soteria, les médicaments sont utilisés sporadiquement et demeurent sous le contrôle du résidant. Ce dernier surveille sa réponse et fournit l’information pour ajuster la posologie.
L’expérience psychotique a un potentiel unique de réintégration et de reconstitution si elle n’est pas prématurément terminée ou orientée vers une forme de compromis. Conséquemment, les facettes de l’expérience psychotique sont fondées, les symptômes étant des manifestations extrêmes de qualités humaines de base. Les comportements irrationnels et les expériences mystiques ont un sens accessible à la compréhension. Si le processus de fragmentation est valide et qu’il a un potentiel de croissance psychologique, il est plus facile de tolérer l’expérience de la réaction psychotique avec ses diverses manifestations, et non de la traiter.
Les résidants ne sont pas considérés comme malades, car cela invaliderait leur expérience. Il s’agit de leur fournir un lieu qui faciliterait l’intégration de la psychose dans la continuité de leur vie. Mais des limites sont posées, non parce que les autres résidants sont incapables de tolérer la maladie de l’un d’entre eux, mais parce que la personne peut être dangereuse pour elle-même ou pour autrui, ou menacer l’intégrité ou la poursuite du programme.
Le programme est basé sur des interventions phénoménologico-interpersonnelles continues qui se font dans une maison familiale, supportante, protectrice et paisible, c’est-à-dire un environnement tolérant. Les interventions développent avec le résidant une relation non intrusive, non contrôlante mais empathique. L’expres sion utilisée est « being with » être avec l’autre (la proximité humaine). Les interventions poursuivent plusieurs objectifs : a) comprendre (psychodynamiquement) et partager avec le résidant son expérience psychotique et ses réactions sans le juger, l’étiqueter ou l’invalider ; b) développer la croissance du résidant, l’aider à prendre des décisions, partager les responsabilités avec le personnel qui n’est pas là pour traiter explicitement. Le but est le développement d’une compréhension, partagée par le personnel et le résidant, sur la signification de ce qui arrive au résidant en fonction de son contexte social actuel et de son histoire. Aucune session de thérapie n’a lieu dans la résidence. Toutefois, en travaillant à bâtir des ponts entre les états émotifs désorganisés des résidants et les événements de vie qui semblent avoir précipité leur désintégration psychologique, une certaine forme de thérapie a lieu. Le programme a des attentes positives à savoir une réorganisation résultant de ces interventions minimalistes. Enfin, des limites sont posées à l’égard de comportements inacceptables comme la violence.
Huit personnes peuvent y séjourner durant environ six mois dont 6 résidants et deux non-professionnels. Le personnel est non professionnel et l’usage des médicaments n’est pas requis durant les 6 premières semaines de résidence. Par la suite, si aucun progrès n’est noté, on recourt aux neuroleptiques aux doses appropriées.
Malgré sa brièveté, le projet a eu un impact très important, car il a inspiré la création du projet Soteria de Berne et de plusieurs autres communautés thérapeutiques dans le monde : États-Unis24, Suède, Finlande, Allemagne25, Hongrie26, Finlande, etc.27. Également, le débat suscité par ce centre de crise pour jeunes adultes
souffrant d’une schizophrénie en phase aiguë, dans lequel le recours à la médication est réduit à son strict minimum, est encore très d’actualité.
Elle débute au début des années 1980, et suit aussi deux orientations : a) Soteria de Berne, et b) La Baïsse et Le Cerisier à Villeurbanne et La communauté thérapeutique de Montréal.
Soteria Berne a été créé par Luc Ciompi. Celui-ci est l’un des premiers chercheurs à avoir entrepris des études longitudinales sur le parcours à long terme des personnes affectées par la schizophrénie28. Ses travaux, poursuivis par d’autres recherches américaines, ont montré que l’évolution des personnes schizophrènes était plus favorable qu’anticipé antérieurement. En se basant sur des travaux de recherche en réadaptation, en psychothérapie et en sociothérapie, sur l’influence des conditions d’éducation des enfants adoptés, sur les études transculturelles qui ont démontré un devenir meilleur pour les personnes souffrant de schizophrénie dans les pays sous-développés, sur les études des émotions exprimées (tensions émotionnels très critiques), et sur les modèles de modèle vulnérabilité/stress de Zubin et Spring (1977) et Nuechterlein et Dawson (1984), il a développé une théorie nommée « affect-logic » i. e une métathéorie psycho-socio-biologique des interactions affects-cognition29.
Ciompi veut en effet développer un projet qui n’est pas « une stratégie de traitement presque sans médication, mais (d’implanter) le plus possible un traitement pour patients schizophrènes en phase aigüe qui intègre de manière originale les connaissances psycho-sociales-biologiques sur les facteurs thérapeutiques » (Kennard, 2008, 11). Soteria de Berne repose ainsi sur une approche intégrative comme l’était Soteria House de Californie.
Quelle est la théorie « affect-logic » ? Les constantes interactions entre les émotions et les cognitions exercent des effets organisateurs et intégrateurs sur l’activité mentale et le comportement. Les cognitions déclenchent des émotions (ouvertes ou cachées) qui influencent l’activité cognitive en régulant simultanément l’attention et la perception, la mémoire, la pensée et le comportement selon le contexte et l’expérience. À un certain niveau critique, les tensions émotives provoquent de soudains changements dans les modèles de sentiments, de pensée et de comportements jusqu’à alors dominants (par exemple passer d’une peur-logic à une rage-logic). Il en est de même pour la psychose : passer d’un fonctionnement mental normal à celui de la psychose.
Selon Ciompi, il y aurait trois étapes dans les évolutions psychotiques. La première étape (dite pré-morbide) se caractérise par la constitution graduelle d’une structure de personnalité vulnérable à travers les interactions circulaires entre les dispositions génétiques/biologiques défavorables et les expériences de vie traumatiques (une éducation inconsistante, par exemple). Durant la deuxième étape, les manifestations de la psychose se déclenchent. Le terrain vulnérable qui s’était construit devient à un moment donné envahi par des tensions émotives trop critiques. Ces tensions sont reliées à des stresseurs psychosociaux majeurs, hormonaux, etc. Durant la troisième étape (évolution au long cours), les rémissions ou les rechutes sont conditionnées par les interactions constamment changeantes entre la structure de personnalité, les stratégies thérapeutiques et préventives, les facteurs de stress ou les facteurs de protection comme les attitudes de la famille, l’environnement institutionnel, etc.
Cette théorisation a un impact sur les modalités de soins offerts aux personnes schizophrènes en phase aiguë. Vu l’importance majeure des émotions, l’environnement doit réduire les tensions émotives. À cet égard, les unités de soins des hôpitaux ne tiennent pas compte de ce facteur. La promiscuité est présente, les relations ne sont pas personnalisées, il y a discontinuité relationnelle entre les soignants et le patient, etc. Au lieu de diminuer les émotions, ces unités les exacerbent. Cela peut être un facteur explicatif au recours à une médication dont le dosage est souvent très élevé. Quel programme répond à ces critères ? Ce programme comporterait huit principes :
Ce lieu doit constamment réduire la tension émotionnelle ;
Soteria Berne s’inspire certes de Soteria House, mais s’en différencie aussi. Par exemple, Soteria Berne intègre dans son programme des approches éducatives, d’intervention familiale, de réadaptation, des stratégies de prévention des rechutes. Également, l’équipe (9 intervenants dont deux sont assignés à chaque résidant) est différente car elle inclue des professionnels qui recourent à des stratégies de médication plus flexibles dans leurs interventions.
Contrairement aux communautés thérapeutiques des deux premières générations, Mosher et Ciompi ont eu le souci de l’évaluation empirique. Ainsi réalisèrent-ils des recherches évaluatives de leur projet afin d’en démontrer l’efficacité. Une récente revue de littérature sur ces communautés thérapeutiques de crise (160 sujets) conclut que : « cela suggère que le paradigme de Soteria semble être au moins aussi efficace que le traitement traditionnel basé à l’hôpital, cela étant atteint sans l’usage de la médication antipsychotique comme traitement de base » (Calton et al., 2008, 186).
La deuxième orientation est représentée par La Baïsse de Villeurbanne et Le Cerisier, fondées respectivement en 1979 et 1985, sous la responsabilité de Santé mentale et communautés. Bien que s’inspirant des communautés thérapeutiques de Arbours Association, l’approche théorique de ces deux communautés thérapeutiques est ancrée dans la psychanalyse issue des travaux de Racamier, Klein, Kohut, Searles, etc. Marcel Sassolas30, instigateur de ce projet, a développé une théorisation sur le fonctionnement psychique et le système défensif du psychotique de la psychose qui peut rendre compte de l’évolution des résidants dans ces communautés. Il retient cinq concepts-clé autour desquels s’organisent, selon lui, les rapports psychotiques avec le monde ambiant.
2.1 Vivre hors-de-soi
Le développement psychique a lieu le long de deux axes organisateurs : la sexualité et la mort. Ces deux axes créent chez le psychotique une angoisse intense et provoquent des fantasmes archaïques d’une terreur et d’une excitabilité telles que ce dernier ressent l’activité psychique comme une menace à son intégrité. Ce danger apparaît d’autant plus grand que le psychotique vit ses fantasmes comme une pièce de théâtre qui se joue sur une scène et que le spectateur prendrait pour la réalité. On comprend alors qu’il choisisse de vivre hors de soi, selon la formule consacrée par Racamier.
2.2 Stimuli internes et externes
Il y a deux sortes de stimuli : internes et externes. Les premiers sont le résultat du fonctionnement mental du sujet : rêves, fantasmes, pensées spontanées, alors que les deuxièmes originent de la réalité extérieure au sujet : désirs, espoirs, etc.
2.3 Rapport à l’environnement : omnipotence et non-séparation
Le rapport du sujet psychotique au milieu environnant se vit sous l’emprise de l’omnipotence et de la non-séparation. L’omnipotence réfère à l’image refoulée et clivée qu’a le psychotique de lui-même, c’est-à-dire à une image de soi grandiose, faite de toute-puissance et de perfection, originant du narcissisme primaire. Cette omnipotence, tout en se manifestant par des comportements et des attitudes concrètes, est inconsciente et clivée : elle coexiste avec un sentiment de dévalorisation. Cette illusion de toute-puissance a pour fonction défensive de protéger le psychotique contre la blessure narcissique liée à la défaillance psychique implicite à toute relation thérapeutique.
La deuxième caractéristique du rapport psychotique à l’environnement, la non séparation, signifie que l’objet, soi ou autrui, n’existe pas pour le psychotique puisque celui-ci se confond perpétuellement avec l’autre, fusionné qu’il est encore à la mère archaïque. Le psychotique n’accepte pas sa séparation ni l’existence en lui d’une vie psychique propre, car cette séparation psychique sous-tend la destruction d’autrui et le démembrement de soi.
2.4 Le mode de communication
Pour le psychotique, la communication passe par le réel car il rejette toute représentation symbolique. Autrement il devrait, en effet, accepter l’absence de l’objet représenté par le symbole, ce qui lui est inacceptable. Comment communiquer avec autrui si ce dernier n’utilise pas les symboles ? Par le réel : objets et comportements y sont des messages réels. En plus d’être le lieu de dépôt des affects, le réel est un vecteur essentiel de la communication psychotique. En corollaire, les comportements des intervenants et les modalités de traitement sont des messages encore plus crédibles que les paroles.
2.5 L’investissement relationnel
Il découle du type de rapport qu’il établit avec l’entourage que le psychotique perçoit autrui comme un prolongement narcissique de lui-même sur lequel il s’attribue un contrôle omnipotent. Dans un jeu de miroir, l’investissement du psychotique par son thérapeute ne peut alors être que narcissique, stimulant ainsi le patient à développer le fantasme que le clinicien cherche à prendre possession de lui. La relation qui se développe entre les deux en est donc inévitablement une d’emprise mutuelle.
2.6 Le fonctionnement
Dans une résidence qui s’apparente à celle de l’entourage y vivent 6 à 8 résidants. Aucune limite de temps n’y est fixée. Y vivent aussi deux stagiaires durant une période de six mois. Chacun organise sa vie à sa guise, est responsable de ses activités et doit subvenir à ses besoins, Chacun doit aussi participer au bon fonctionnement des lieux. Il y a des règles à respecter : suivre son traitement médicamenteux, interdiction de violence et de drogues. La consommation d’alcool est tolérée jusqu’à une certaine limite. Il y a une caisse commune pour les dépenses collectives, et des repas communautaires selon le désir des résidants, de même qu’un tour de garde pour l’entretien.
Le programme thérapeutique est le suivant. Il y a rencontre mensuelle avec les deux soignants responsables de la communauté et le médecin psychiatre au centre médico-psychologique. Il y a aussi une rencontre hebdomadaire de régulation avec les deux soignants dans la communauté. Trois fois par année, le médecin psychiatre accompagné par le directeur de l’institution Santé mentale et communautés, responsable de la communauté, rencontre les résidants pour les aspects matériels de la maison. Les résidants peuvent suivre une psychothérapie individuelle en-dehors de la communauté.
Ouverte en décembre 1979, la C.T. La Chrysalide accueille 5 résidants mixtes dans une maison située sur le Plateau Mont-Royal. Elle est sous la responsabilité d’un organisme sans but lucratif.
Le cadre théorique du projet puise dans les principes des communautés thérapeutiques de première génération, et s’inspire des concepts à la base de La Baïsse. Le programme comprend deux rencontres de groupe obligatoires : l’une de régulation et la deuxième qui est un repas collectif préparé à tour de rôle par les résidants. Les rencontres sont animées par deux intervenants mixtes. Il y aussi trois autres visites pour des rencontres individuelles faites par un intervenant. Les résidants y participent
à leur gré. Il y a deux rencontres bilan individuelles par année. Selon les besoins, il y a aussi intervention de crise. Des activités collectives ont aussi lieu durant l’année. Les résidants sont fortement encouragés à suivre une psychothérapie individuelle, et à avoir des activités extérieures.
Les résidants sont responsables de leur quotidienneté, de l’entretien des lieux et à subvenir à leurs besoins. Il participe à une caisse commune pour les produits de base.
Afin de mieux saisir l’évolution des communautés thérapeutiques, nous présentons un tableau comparatif (tableau 1) de leurs caractéristiques et dégageons certains traits. Ce tableau est sommaire et fournit seulement des indices car il est difficile de comparer les communautés de l’une à l’autre tellement elles sont ancrées dans leur milieu, ont une histoire particulière, et prennent ce qu’on appelle une « couleur locale ».
Les communautés thérapeutiques de la première génération ont évolué au cours des ans, accueillant un nombre de résidants sensiblement moindre. Le temps de séjour est raccourci et les entretiens psychothérapeutiques ont lieu en-dehors de la résidence31. Les interventions thérapeutiques se sont aussi diversifiées, de même que les outils d’analyse. Même si de nombreux autres traits sont semblables comme les activités par exemple, des différences demeurent dans la nature et les modalités d’application des activités.
Depuis que la rupture avec l’institution a été faite avec Kingsley Hall en 1965, les communautés thérapeutiques élaborées à l’extérieur de l’institution depuis ce temps se sont ancrées dans des résidences à échelle humaine (5-9 chambres) qui permettent une relation continue et intime avec les résidants atteints de psychose. Mais les conceptions et les manières de fonctionner de Kingsley Hall ont été abandonnées ou grandement modifiées. L’approche de ces communautés intègre en effet une compréhension psychodynamique apte à mieux comprendre la psychose. Il n’y a pas d’activités structurées dans la maison, et la psychothérapie individuelle, si elle est offerte, a lieu à l’extérieur de la maison.
Tableau 1
Comparaison entre les communautés thérapeutiques
Traits |
1e génération | 2e génération | 3e génération | 4e génération | ||||
Années | 1940-1960 | 1979 et …. | 1965-1970 | 1970 et… | 1971-1983 | 1984 et… | 1979 et … | 1980 et… |
Exemple type | Belmont Hospital | Wolvendael | Kingsley Hall | Arbours | Soteria House | Soteria Berne | La Baïsse | La Chrysalide |
Organisme
responsable |
Public | OSBL | OSBL | OSBL | OSBL | Statut d’hôpital | Public | OSBL |
Financement | Public | Public/privé | Privé | Privé | Recherche | Public | Public/privé | Public/privé |
Localisation | Hôpital | Maison | Maison | Maison | Maison | Maison | Maison | Maison |
Dimension | + 100 patients | 18 résidants mixtes | 9 résidants mixtes | 9 résidants mixtes | 8 résidants mixtes | 9 résidants mixtes | 9 résidants mixtes | 5 résidants mixtes |
Temps de
séjour |
Indéterminé | 2 ans | Indéterminé | Indéterminé | 6 mois | 3 mois | Indéterminé | Indéterminé |
Résidants | Adultes/problèmes divers | Adultes/problèmes divers | Adultes/psychose | Adultes/psychose | Jeunes schizophrènes | Jeunes schizophrènes | Adultes/psychose | Adultes/psychose |
Structure
sociale |
Participative/règles | Participative/règles | Inexistante | Participative/règles | Participative/règles | Participative/règles | Participative/règles | Participative/règles |
Orientation
théorique |
Traitement/réadaptation | Traitement/réadaptation | Phénoménologico-existentielle | Psychanalyse | Phénoménologico-interpersonnelle | Phénoménologico-interpersonnelle | Psychanalyse | Psychanalyse |
Approche | Psychodynamique | Psychodynamique | Psychodynamique | Psychodynamique | Psychodynamique | Psychodynamique | Psychodynamique | Psychodynamique |
Activités sur
place |
Nombreuses/structurées | Nombreuses/structurées | Aucune/accompagnement | Réunion | Aucune/accompagnement | Aucune/Accompagnement | Réunion | Réunion/visites
informelles |
Présence 24/24 | Professionnel | Professionnel | Professionnel sans le statut | Stagiaire | Non-professionnel | Professionnel | Stagiaire | Non |
Psycho –thérapie extérieure | Oui (à l’interne) | Oui | Oui | Oui | Non | Non | Oui | Oui |
Stratégie thérapeutique | Intervention professionnelle | Accompagnement | Accompagnement | Non précisé | Accompagnement | Accompagnement | Non précisé | Accompagne -ment |
Évaluation | Qualitative | Non | Non | Non | Empirique | Empirique | Non | Non |
La distinction fondamentale entre ces petites communautés thérapeutiques est entre celles qui accueillent des patients en crise psychotique, et celles qui accueillent des adultes souffrant habituellement de psychose mais en difficulté dans leur processus de rétablissement.
Les premières s’inspirent du projet Soteria élaboré initialement par Loren Mosher. Les sources de référence proviennent d’études empiriques ou de projets cliniques antérieurement expérimentés. Les sources varient selon la date de création du projet, les recherches empiriques variant d’une date à l’autre. Ainsi Soteria House (1971-1984) s’inspire du traitement moral, de l’intervention interpersonnelle, des études sur les événements de vie, etc., auxquelles s’ajoutent pour Soteria Berne, les études de réadaptation, d’approche d’éducation auprès des familles, des émotions exprimées, etc.. Les deux projets ont en commun de proposer comme cadre théorique une synthèse intégrative de ces sources de référence. Les deux projets accueillent de jeunes schizophrènes pour un temps de séjour oscillant entre 3 et 6 mois. L’usage de la médication est minimal quoique durant les 6 premières semaines de séjour, elle ne soit pas utilisée à Soteria House. Les deux communautés ont une orientation phénoménologico-existentielle. Elles ont conservé la conception qu’une personne peut se rétablir d’une psychose si on lui donne les conditions environnementales appropriées, mais dans un cadre plus réglementée qu’à Kingsley Hall.
Le programme en est un d’accompagnement avec une participation à la gestion de la maison si le résidant est en mesure de le faire. Il n’y a pas d’activités thérapeutiques sur place, ni de psychothérapie à l’extérieur. Il y a toutefois des règles à respecter même si la structure sociale est participative. Il y a présence de professionnels à Soteria Berne, et de non-professionnels à Soteria House Un trait distinctif des autres projets est que ces deux communautés ont évalué empiriquement leurs résultats.
Pour les communautés accueillant des personnes psychotiques en difficulté (Arbours Association, La Baïsse, Le Cerisier et la C.T. La Chrysalide), la durée de séjour est indéterminée. Elles ont pour cadre théorique la psychanalyse privilégiant une approche psychodynamique. Le programme comprend habituellement des réunions sur place afin de réguler les rapports, et de mieux comprendre l’évolution des résidants. Leur nombre peut varier. Par exemple, il y a une seule réunion hebdomadaire à La Baïsse et au Cerisier mais deux réunions hebdomadaires à la C.T. La Chrysalide. Il peut y avoir intervention de crise sur place. Une particularité de Arbours Association, de La Baïsse et du Cerisier est que les trois ont dans leur réseau un centre de crise disponible. Il y a aussi des règles à respecter même si la structure sociale est participative. Il n’y a pas d’activités thérapeutiques structurées sur place, quoiqu’à La C.T. La Chrysalide, il y ait trois visites de thérapeutes pour des rencontres informelles avec les résidants. La psychothérapie a lieu à l’extérieur de la maison. À part La C.T. La Chrysalide, des stagiaires sont présents pour partager avec les autres résidants la vie de la maison. Il n’y a pas eu de projet d’évaluation empirique dans ces communautés, à part une brève évaluation du fonctionnement social des résidants de La C.T. La Chrysalide qui a démontré que les résidants maintenaient leur fonctionnement social.
Les communautés thérapeutiques existent depuis les années 1940. Destinées à modifier les hôpitaux asilaires du milieu du siècle, elles ont ensuite quitté ces lieux pour offrir de nouvelles approches aux patients psychotiques dans la communauté.
Localisées dans de petites structures (maisons), elles ont approfondi différentes approches psychodynamiques susceptibles de répondre aux besoins de personnes stabilisées mais en crise ou insatisfaites de leur qualité de vie.
Malgré les philosophies de soins et les modalités d’intervention actuelles qui reposent sur l’approche bio-sociale, les communautés thérapeutiques pour psychotiques ont persisté dans leur démarche et n’ont pas perdu leur intérêt. Elles suscitent d’ailleurs de plus en plus d’intérêt, en particulier les communautés thérapeutiques qui s’inspirent de Soteria, destinées aux personnes schizophrènes en phase aiguë. L’association Soteria Network en est une preuve assez éloquente de même que le récent volume Therapeutic Communities for Psychosis (2008). Curieusement, cet engouement pour les communautés thérapeutiques se produit surtout dans le monde anglophone. Peut-on espérer que le présent volume, de même que La psychose à rebrousse-poil de Sassolas et Un lieu, un temps pour accueillir la folie, dont on ne saurait assez recommander la lecture, puissent contribuer à renverser ce constat dans le monde francophone.
Mais les communautés thérapeutiques ne sont pas seulement destinées aux patients psychotiques. Elles desservent une population éprouvant diverses difficultés et elles sont si nombreuses que l’Association of Therapeutic Communities32 existe, de même qu’un outil de diffusion Therapeutic Communities Journal33 et une collection intitulée Therapeutic Communities (Jessica Kingsley). Certes ces associations et revues ne sont pas uniquement destinées aux communautés thérapeutiques pour des patients psychotiques ; elles constituent aussi un outil pour la diffusion de leurs travaux et une source de ressourcement pour améliorer leurs services.
Le contexte actuel semble à premier abord négatif pour les communautés thérapeutiques. Mais selon Pedriali (2008), il semble que ce ne soit plus le cas. Confrontés aux limites des traitements actuels, confrontés aux critères d’efficience qui s’accordent très mal aux critères d’efficacité dans le cas des psychoses, confrontés aux exigences gestionnaires qui raccourcissent de plus en plus les temps de séjour d’hospitalisation, et limitent le nombre et le temps des séances de thérapie, exigences non adaptées aux personnes psychotiques, les cliniciens seront un jour ou l’autre confrontés aux patients qui ne trouvent pas leur compte dans la vie en société et qui sont pour l’instant délaissés. Ce n’est par hasard si, récemment, des psychiatres ont élevé la voix pour réclamer une nouvelle conceptualisation des lieux de traitement plus apte à répondre aux besoins des personnes psychotiques. Les communautés thérapeutiques pourront alors devenir une alternative à l’abandon de ces personnes.
NOTES
santementaleauquebec.ca/spip.php?article262¶m=e. On peut aussi consulter le site internet à l’adresse suivante : http://www.wolvendael.eu/et le livre Un lieu, un temps pour accueillir la folie. Une expérience de communauté thérapeutique.
Mosher, L., 1999, Soteria and Other Alternatives to Acute Psychiatric Hospitalization. A Personal and Professional Review, The Journal of Nervous and Mental Disease, 187, 142-149
114:volume-31-issue-2-summer-2010&catid=31:journal&Itemid=117
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