La santé mentale en Haïti après le 12 janvier 2010 – En guise d’introduction

La santé mentale en Haïti après le 12 janvier 2010 – En guise d’introduction

En guise d’introduction

Ronald Jean Jacques,
président de l’Association haïtienne de psychologie

Ces actes viennent immortaliser ce grand moment d’émotion des psychologues haïtiens qu’a été la réalisation du premier congrès scientifique de psychologie en Haïti du 30 juin au 2 juillet 2011 au Karibe Convention Center. Réunis sur le thème : « La santé mentale en Haïti après le 12 janvier 2010. Traumatismes, approches et traitements », plusieurs dizaines de professionnels de la santé mentale d’Haïti et d’ailleurs ont proposé des idées et des réflexions pour une meilleure compréhension de la réalité des psychotraumatismes postcatastrophes, des différentes approches et des psychothérapies les plus pertinentes. Cet ouvrage qui représente la plus fidèle mémoire de ce congrès réunit presque toutes les communications (sauf celles que les présentateurs et présentatrices n’ont pas voulu remettre à temps aux éditeurs) et sont présentées sous les trois principales perspectives : Traumatismes, Approches et Traitements.

Ce document devrait permettre à tant de psychologues qui auraient aimé assister à cet événement majeur, de trouver la trace écrite des différents propos et paroles des psychologues, psychanalystes, psychiatres et autres professionnels de santé mentale présents. Il offrira en même temps à de nombreux lecteurs avisés ou pas des réflexions, points de vue et analyses assez éclairants sur la situation de la santé mentale en Haïti après le 12 janvier 2010.

Il représentera, à coup sûr, un livre-témoin d’un moment important dans le développement de la psychologie et du métier de psychologue en Haïti. Ce congrès qui a été une opportunité de rencontres, d’échanges et de discussions des psychologues entres eux, de ceux-ci avec leurs confrères psychiatres, psychanalystes, médecins, travailleurs sociaux, éducateurs, moniteurs, guérisseurs, infirmiers et auxiliaires de la santé mentale en Haïti, est rapporté ici dans cet ouvrage, dans ses différentes idées, thématiques et problématiques discutées. Notre Association haïtienne de psychologie (AHPSY) s’est proposé d’engager un débat et des réflexions éthiques, épistémologiques et scientifiques sur les nombreux et divers traumatismes qu’aura engendrés le tremblement de terre du 12 janvier 2010, avec comme principal souci de pouvoir contribuer à une meilleure prise en charge psychosociale des Haïtiennes et des Haïtiens.

Le document que nous vous livrons voudrait constituer une invitation à la discussion entre tous les professionnels de la santé mentale d’Haïti ou intéressés à Haïti, de l’intérieur et de l’extérieur, de nationaux et d’étrangers intéressés à la détresse haïtienne afin de pouvoir offrir des services et des soins adéquats et pertinents. Les présents actes pourraient éventuellement permettre aux responsables, aux opérateurs et partenaires, aux professionnels et intervenants de se faire une meilleure compréhension de la réalité socioculturelle, anthropologique, psychologique et psychopathologique des différentes couches de la société haïtienne de sorte à faciliter les bonnes décisions pour des démarches de soins et de prise en charge psychosociale.

Le contenu de ce document est assez divers, varié et complet, allant d’aspects de politique et de plan opérationnel de santé mentale en Haïti, passant par des descriptifs de différents traumatismes (troubles psychosomatiques, dépression, alcoolismes, amputations, deuil, et divers autres), ventilant de nombreuses approches individuelles, familiales, communautaires et collectives de compréhension et de prise en charge des traumas, débouchant sur une clinique plurielle de psychothérapies les unes plus intéressantes que les autres (psychoéducation, thérapies

cognitivo-comportementales, thérapies interculturelles, ethnopsychiatrie, psychanalyse, parasismique de la psyché collective haïtienne, neuro-psychomotricité du corps amputé, Eye Movement Desentization Reprocessing, etc.).

Des traumatismes

Nous avons volontairement choisi d’initier les propos de ce livre par un témoignage du docteur Legrand Bijoux, sorti quelques heures après le séisme sous les décombres de sa maison, comme pour rappeler les trop nombreuses victimes mortes, et blessées dans leur chair et dans leur« âme » par cette catastrophe.

« Des mots pour parler des maux », une psychiatre française : Marie Aude Piot, de passage juste après le tremblement de terre, voulait à sa façon, n’ayant pas pu faire le déplacement pour le congrès, proposé l’écoute active des gens comme une dynamique thérapeutique utile en Haïti pour la prise en charge des victimes du tremblement de terre en milieu hospitalier comme ailleurs.

Les résultats d’une recherche de Judite Blanc sont venus nous apporter quelques éclairages sur les traumatismes des enfants et la pertinence des mécanismes de remédiation mis en place par l’expérience Plas Timoun. Aussi étonnants que ces résultats puissent paraître, ils nous interpellent sur notre compréhension des psychotraumas et surtout sur nos pratiques dans les camps de réfugiés.

Phaidra Alliance-Laraque et Yvenia Hilaire ont abordé la question combien préoccupante depuis le 12 janvier 2010 de l’augmentation importante de la consommation d’alcool et des drogues en Haïti, et les thérapies nécessaires à la prise en charge simultanée du trauma et de la toxicomanie. Faut-il des compétences complémentaires aux professionnels haïtiens pour pouvoir adresser les nombreux cas de traumas associés à la toxicomanie, ou de toxicomanies associées au traumatisme ?

Des approches

Willy Apollon, Lucie Cantin et Patricia Murphy, tous les trois du Groupe interdisciplinaire freudien d’interventions et de consultations (GIFRIC), sont venus sobrement mais éloquemment nous proposer leurs lectures et analyses du traumatisme haïtien, surtout après le séisme du 12 janvier 2010. Dans une perspective psychanalytique, le principal animateur du GIFRIC, Haïtien de son état, met le professionnel tout comme l’association des psychologues en garde contre la prise en charge séparée du trauma individuel du patient sans la perspective collective du trauma haïtien ; il nous incite à une éthique citoyenne dans notre pratique clinique en Haïti. Lucie Cantin pense que le tremblement de terre du 12 janvier est une catastrophe vécue collectivement, c’est tout le peuple haïtien qui est touché, et saisi par ce drame qui vient détourner le cours de son histoire. Patricia Murphy, comme tout bon médecin, sait déjà que la médecine ne s’exerce pas sans la subjectivité du patient et la sienne propre. Que reste-t-il au médecin à traiter ? Quel effet ce traumatisme aura-t-il dans le corps de ceux qui l’ont vécu ? Comment « limiter les dégâts » dans l’organisme de ceux qui sont aux prises avec des pulsions qu’ils ne peuvent gérer ?

Daniel Derivois, chargé de conférence à l’Université de Lyon et coordonnateur d’une recherche longitudinale sur la résilience des enfants et adolescents haïtiens de 2010 à 2014 (RECREAHVI), lance le débat sur son modèle parasismique de la psyché collective haïtienne parce que, croit-il, les Haïtiens devront, dans une triple logique historique, environnementale et sociopolitique se constituer une cuirasse pour pouvoir survivre, se battre et évoluer pour mieux « habiter » Haïti en ce troisième millénaire.

Sur un tout autre registre, Marjory Clermont-Mathieu et Yves Lecomte proposent à la société haïtienne des éléments pertinents de cadre, de contexte et de justification d’une politique de santé mentale en Haïti. Car, soit dit en passant, après la mort de tant d’Haïtiens ayant endeuillé toutes les familles, après une si grave catastrophe ayant traumatisé de trop nombreux Haïtiens, il est plus qu’une obligation pour une association de professionnels en santé mentale de proposer à l’État haïtien et à ses représentants légitimes du ministère de la Santé publique, les balises et dispositifs pour un plan opérationnel de santé mentale pour les prochaines décennies.

Sur une double perspective épistémologique et pratique, Bernard Gaffié, professeur émérite de l’Université de Toulouse, vient nous questionner sur le rôle du psychologue dans les situations de désastre ou de crise installée. Comment se positionner pour être disponible au plus grand nombre de gens possible ? À travers un ensemble d’observations, plusieurs remarques et recommandations sont formulées à l’adresse des psychologues et de leur regroupement professionnel : anticiper une demande encore informulable, pour intervenir dans un contexte déstructuré en interdisciplinarité, passer d’une clinique individuelle à une « socioclinique du contexte », passer d’une « recherche des pratiques » à une « pratique de recherche », privilégier « l’action-research » de Lewin, etc.

Une approche communautaire de vie est mise en avant par notre jeune collègue Bernadin Amazan pour justifier l’adaptation et la résilience de certaines personnes face au terrible désastre de janvier 2010. Il soutient l’idée que les communautés ont leur propre vie et qu’à l’instar d’un individu, une communauté peut être plus ou moins résiliente face à l’adversité en fonction de la nature des implications de ses membres ainsi que le jeu des rapports existant entre eux. La résilience d’une communauté tend à influer sur la résilience des individus qui la composent.

Dans la perspective d’une harmonisation de l’aide humanitaire, Colette Djadeu Nguemediam, doctorante en communication à l’Université de Lyon, analyse les mécanismes de coordination (« les clusters ») ayant été mis en place en Haïti au lendemain du 12 janvier. De manière critique, elle interroge particulièrement les interfaces gouvernementales nécessaires pour l’efficacité de cette large et massive coopération internationale.

Annie Jaimes, anthropologue, nous propose quelques autres pistes de réflexion pour notre compréhension de la rupture des liens et le deuil en Haïti après cette si terrible catastrophe. D’une approche à la fois anthropologique, culturelle et psychodynamique, elle essaie de mettre sur le tapis devant nous (Haïtiens) l’innommable et certains espaces de silence utiles après la mort surtout quand l’on y a été préservé.

Des traitements

Frantz Raphaël, médecin haïtien travaillant dans des services de santé mentale au Québec depuis plus d’une trentaine d’années, nous apporte dans sa communication plusieurs enseignements importants : création de réseaux communautaires et des pratiques de soins de santé primaires en santé mentale en première ligne dans les Unités communales de santé (UCS), les organismes communautaires ou dans les ONG; et en deuxième ligne dans les hôpitaux. Il préconise des modèles d’intervention qui tiennent compte de la diversité culturelle (vaudou, traditions, moeurs et coutumes) du peuple en vue de donner des soins adéquats et pertinents.

Une des communications les plus éclairantes du congrès a été celle de Chantal Junker Tschopp, psychologue suisse, qui d’une perspective psychomotrice, a fait la démonstration que le schéma corporel est à la fois sensation et représentation du corps propre, les sensations proprioceptives, tactiles et visuelles participent toutes à la conscience de son corps. Quand l’intégrité du corps est atteinte dans le cas d’une amputation, le schéma corporel subit une désorganisation profonde qui se traduit par l’émergence de membres ou de douleurs fantômes. En intégrant aux connaissances psychomotrices du schéma corporel les dernières découvertes en neurosciences, cet article explore comment reconstruire et réinvestir ce corps malmené dans son unité.

Jacqueline Baussan et Edwige Millien, deux psychologues expérimentées du milieu haïtien, ont exposé un modèle de travail thérapeutique de groupe mis en place au lendemain du séisme pour répondre à des demandes d’institutions fortement affectées. Cette expérience qui a permis à des centaines de professionnels de se reconstruire et de se projeter dans l’avenir, leur a également été utile pour se refaire de leur trauma pour mieux aider.

À partir d’un questionnaire d’hétéro-évaluation déjà utilisé sur d’autres terrains (le QGE et d’un gold standard, LCE/CBCL), Yoram Mouchenik, professeur à l’Université de Toulouse compte, dans le cadre de la recherche longitudinale (RECREAHVI) déjà mentionnée, procéder à une évaluation du degré d’angoisse et de dépression de plusieurs centaines d’enfants haïtiens de 3 à 6 ans bien longtemps après la catastrophe du 12 janvier 2010. Il présente dans cette communication les fondements théoriques et épistémologiques de son instrument et définit les éléments heuristiques de son cadre d’intervention.

Myriam Glemaud-Garnier et Christina Charlotin présentent le projet «Healing Place » mis en place dans le district de Miami-Dade par l’Université de Miami afin d’apporter une aide médicale ciblée en santé mentale à la population haïtienne traumatisée (à distance) par le tremblement de terre vivant dans la zone. Elles ont pris le soin de nous exposer le modèle biopsychosocial qui y est pratiqué, où des évaluations psychologiques et des interventions sont administrées aux patients dans une parfaite logique intégrative des différents volets biologiques, psychologiques et sociaux.

Dans sa présentation, Carl Philippe Pierre Paul, doctorant en psychologie en Floride, nous entretient de son projet de recherche sur les différences entre les modes d’expression émotionnelle chez les créolophones (immigrants haïtiens de Miami) et les anglophones. Tout son appareillage de recherche a été explicité dans ses fondements conceptuels et théoriques, dans ses outils de travail (TAT, SCORS), dans ses dispositions expérimentales de recherche, etc.

Ce ne sont là que quelques indications de la richesse et de la diversité des différents articles des présents actes. Ils peuvent être lus et consultés suivant les seuls intérêts et volontés des lecteurs, aucun ordre de lecture n’est donc de mise. Cet ouvrage pourra constituer, dans les prochaines semaines et même dans les mois à venir, une source de connaissances et d’informations sur la santé mentale en Haïti ; et des références sérieuses pour les travaux de recherche sur les différents aspects des traumas post catastrophes et les psychothérapies associées.

Pour terminer cette trop longue présentation de l’ouvrage, il est important pour moi, au nom de l’Association haïtienne de psychologie (AHPSY) de saluer la mémoire de certains de nos collègues partis dans l’au-delà, parmi eux la professeure Madeleine Borelly-Laroche, décédée depuis plus de 10 ans, le professeur Eddy Clesca, décédé il y a seulement quelques mois. Certains de nos collègues psychologues sont morts dramatiquement sous les décombres du séisme du 12 janvier 2010, je voudrais nommément citer le professeur Guercy Antoine, Scheila Jovin et pasteur L’Amérique.

Je tiens à rappeler qu’en signe de reconnaissance et de remerciement, l’AHPSY a tenu à remercier et honorer de leur vivant trois (3) de nos illustres aînés :

  • docteur Chavannes Douyon, psychologue, qui a dirigé pendant de longues années le Département de psychologie de la Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti et qui a formé de nombreuses générations de psychologues ;
  • docteure Jeanne Philippe, psychologue-psychiatre, professeure et clinicienne qui a marqué la psychothérapie haïtienne par ses nombreuses contributions ;
  • docteur Legrand Bijoux, psychiatre, qui a longtemps dirigé la Faculté des sciences humaines et a formé de nombreuses générations de psychiatres et de psychologues haïtiens.

Au nom de l’Association haïtienne de psychologie, je veux remercier nos différents bailleurs : Fondasyon Kilti ak Libète (FOKAL), la Banque de la république d’Haïti (BRH), le Réseau de santé mentale de Boston, l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), l’Université d’État d’Haïti (UEH), l’Agence nationale de la recherche (ANR à travers la recherche conjointe RECREAHVI : UEH/UL), l’ONUFEMMES, Karine Derenoncourt, l’Unité de recherches et d’actions médico-légales (URAMEL), de nous avoir donné les moyens pour organiser ce premier congrès ; et l’UNICEF, qui nous a permis de publier ces actes du congrès.

Enfin, Marjory Clermont-Mathieu et moi-même (éditeurs) voudrions remercier les différents membres du comité de relecture des présents actes : Danielle Bergeron du GIFRIC, Bernard Gaffie de l’Université Toulouse le Mirail, Daniel Derivois de l’Université de Lyon et Bernadin Amazan sans l’aide de qui, cet ouvrage n’aurait, sans doute, jamais vu le jour.

Port au Prince, le 2 mars