Se rencontrer pour s’entraider

par Yves Lecomte*

Haïti est tombée, Haïti se relèvera
(Samuel Pierre, Colloque Reconstruire Haïti-horizon 2030)

Le 12 janvier 2010, 18 heures 45, le docteur Frantz Raphaël arrive à une réunion de GROSAME Québec-Canada, nouvel organisme à but non lucratif dévoué à la promotion et à l’intervention en santé mentale au Québec et en Haïti. Il m’annonce qu’un tremblement de terre vient d’y avoir lieu. Il n’en sait pas plus. D’autres collègues, la plupart d’origine haïtienne, se joignent à nous. Certains connaissent la nouvelle mais d’autres non. La réunion débute dans une atmosphère d’ambiguïté. Une collègue se lève pour téléphoner en Haïti. Elle revient rassurée car son frère est sauf de même que sa maison. Mais l’atmosphère devient chargée. On sent une inquiétude chez les participants. La réunion se poursuit, les projets en cours en Haïti sont discutés, et des décisions prises. Même si une certaine lassitude se fait sentir, les participants réussissent tout de même à couvrir les points de l’ordre du jour. Une fois rentrés chez eux, ces derniers prennent conscience de l’inimaginable qui vient de se produire en écoutant les reportages télévisés. L’inquiétude vécue laisse place au désarroi. Comment y réagir ?

Cet événement traumatique fait vivre tant d’émotions… de l’impuissance à la culpabilité de ne pas y être, d’avoir accompli si peu, d’avoir manifesté de l’impatience dans ses contacts avec Haïti. Comment échapper à ces sentiments lorsqu’on n’est pas dans les tranchées de l’urgence humanitaire ? Poursuivre son action sans se laisser distraire même si cela peut sembler à prime abord insensible au sort d’autrui. Certes il faut réajuster la planification des projets. Mais surtout il faut partager avec les collègues et citoyens haïtiens le désespoir de tomber et l’espoir de se relever, car intervenir en santé mentale en Haïti est continuellement ponctué de ce double mouvement. N’est-ce pas le soutien au quotidien qui est le plus épuisant.

Le livre Santé mentale en Haïti se situe dans ce mouvement de soutien au quotidien. Il est le fruit de plusieurs rencontres qui ont débuté à l’automne 2006. Ces rencontres concernent autant les québécois de souche que d’origine haïtienne, et les haïtiens eux-mêmes. Ces rencontres sont au coeur de nombreux projets en cours, dont ce livre.

Tout projet repose sur des individus qui se rencontrent un jour, et qui décident après mûre réflexion ou sur un coup de tête, de s’unir dans le but de créer un projet quelconque. GROSAME Grand-Goâve en est un exemple.

Lorsque le docteur Frantz Raphaël, médecin d’origine haïtienne pratiquant au Québec depuis une trentaine d’années et travaillant présentement (en psychiatrie) en santé mentale dans un Centre de santé et de services sociaux1 de Montréal, me demanda de l’aider à développer des services de santé mentale en Haïti en 2007, j’avoue avoir été sceptique. Certes, comme d’autres québécois de ma génération, j’avais un oncle membre d’une communauté religieuse qui avait œuvré en Haïti, entre autres dans l’éducation. Je côtoyais aussi sporadiquement des Haïtiens du Québec dans les taxis. J’avais des collègues et amis haïtiens avec qui j’avais pu échanger dont un qui m’avait particulièrement impressionné par son savoir et ses talents de communicateur et de pédagogue, Willy Apollon, et depuis devenu un ami. J’avais donc développé une certaine représentation positive des Haïtiens. Mais de là à m’impliquer en Haïti, il y avait une marge.

J’étais hésitant non par manque d’intérêt mais par un phénomène d’auto-défense inconscient pourrais-je dire en rétrospective. Au moment de mes rencontres initiales avec le docteur Raphaël, je prétextais un surcroît de travail véritable pour ne pas dire oui, mais possiblement que je cherchais à me défendre contre ce que je pressentais : une passion pour un pays et pour des citoyens extrêmement attachants. Qui dit passion dit amour mais dit aussi colère, parfois déception à la suite des échecs. Mais lorsque les choses fonctionnent, toute amertume s’oublie et la passion revient.

Cette passion dure depuis deux ans. Elle a été le moteur de la tenue de deux jours de colloque en avril 2008 à Montréal en vidéoconférence avec Port-au-Prince, la réalisation de huit émissions pour la télévision haïtienne, la fondation de GROSAME Grand Goâve, la formation d’aidants naturels, la conceptualisation d’un projet de première ligne en santé mentale dans la même localité, l’obtention d’un projet de recherche, financé par les instituts de recherche du Canada, sur les services de santé mentale offerts aux Haïtiens de Montréal.

Malgré ces réalisations, il n’est pas simple d’intervenir en Haïti même si les compétences des Haïtiens et leur motivation sont présentes. Les moyens de communication sont erratiques. Le manque d’argent est partout présent. Les subventionnaires sont hésitants à répondre positivement

aux projets de santé mentale. Mais le plus dur est de conserver l’espoir de la réussite. Le découragement est continuellement aux aguets. Mais lorsqu’un projet se met en place, tout devient magique, grisant. «Tu oublies tout et tu te laisses emporter par les rêves les plus fous. »

Le livre Santé mentale en Haïti, avec les projets qu’il propose, est l’un de ces rêves fous.

* Ph.D., responsable du DESS en santé mentale, Téluq (UQÀM). Nous désirons remercier monsieur Serge Raphaël, directeur d’Électricité d’Haïti pour son soutien. Il est à l’origine du groupe Grosame Grand-Goâve.

  1. CSSS Saint-Léonard et Saint-Michel qui dessert une proportion importante de Québécois originaires d’Haïti.